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    En souvenir de moi

    Le jour viendra où mon corps reposera sur un drap blanc soigneusement replié aux quatre coins du matelas,

    dans un hôpital affairé à s'occuper des vivants et des mourants.

    A un moment donné, un médecin déclarera que mon cerveau a cessé de fonctionner et, à toutes fins utiles, que ma vie est arrivée à son terme.

    Lorsque ce moment viendra, n'essayez pas d'insuffler à mon corps une vie artificielle au moyen d'une machine. Et ne dites pas que je suis sur mon lit de mort. Parlez plutôt d'un lit de vie et permettez qu'on vienne y prendre mon corps et qu'on l'utilise pour aider les autres à vivre une vie meilleure.

    Donnez mes yeux à l'homme qui n'a jamais vu l'aube, le visage d'un bébé ou l'amour dans les yeux d'une femme.

    Donnez mon cœur à celui dont le cœur ne cause que d'interminables journées de souffrance.

    Donnez mon sang à l'adolescent qu'on vient d'extirper de sa voiture accidentée, afin qu'il vive assez longtemps pour voir jouer ses petits-enfants.

    Donnez mes reins à quelqu'un qui dépend d'une machine pour vivre semaine après semaine.

    Prenez chacun de mes os, chacun de mes muscles, chaque fibre et chaque nerf de mon corps, et trouvez le moyen de faire marcher l'enfant cloué à un fauteuil roulant.

    Explorez chaque recoin de mon cerveau. S'il le faut, emparez-vous de mes cellules et laissez-les croître pour permettre un jour à un petit garçon muet de crier sa joie au son d'un bâton de baseball frappant la balle, ou à une fillette sourde d'entendre la pluie marteler sa fenêtre.

    Brûlez ce qui reste de mon corps et dispersez les cendres aux quatre vents pour aider les fleurs à pousser.

    Si vous tenez absolument à enterrer quelque chose, alors enterrez mes fautes, mes faiblesses et tout le mal que j'ai fait à mon prochain.

    Donnez mes péchés au diable et confiez mon âme à Dieu.

    Si, par hasard, vous désirez faire quelque chose en souvenir de moi, alors ayez un mot ou un geste aimable pour quelqu'un qui en a besoin. Si vous faites tout ce que j'ai demandé, je vivrai éternellement.

    Robert N.Test

    Soumis par Ken Knowles


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  • Ophélie

    I

    Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
    La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
    Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles ...
    - On entend dans les bois lointains des hallalis.

    Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
    Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
    Voici plus de mille ans que sa douce folie
    Murmure sa romance à la brise du soir.

    Le vent baise ses seins et déploie en corolle
    Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
    Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
    Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

    Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle;
    Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
    Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile:
    - Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

    II

    O pâle Ophélia! belle comme la neige!
    Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
    - C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
    T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté;

    C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
    A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits;
    Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
    Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits;

    C'est que la voix des mers folles, immense râle,
    Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux;
    C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
    Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux!

    Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre Folle!
    Tu te fondais à lui comme une neige au feu:
    Tes grandes visions étranglaient ta parole
    - Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu!

    III

    - Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
    Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
    Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
    La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

    Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Poésies (1895), Ophélie (1870).



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